Je suis rattaché au Débit Industriel, c'est ma banque de souche.
Il y a bien longtemps maintenant, ma
banque en personne, m'a appelé au téléphone, chez moi, un
samedi matin. Une dame m'a demandé très poliment quand je serais
disponible pour rencontrer mon conseiller financier ; car j'en
avais un ! Je ne le connaissais pas, j'ai demandé à la dame
pour quoi faire, elle m'a dit, justement pour faire sa
connaissance et puis faire le point avec lui.
Bon ! Je prends donc un
rendez-vous avec lui, et je m'y rends, bien sapé, rasé de près,
fringant comme pour toutes les premières fois. Mon conseiller
financier ; un jeune type. Il a l'air dynamique, plutôt sympa.
Première question ; « Pourquoi vous avez pris
rendez-vous ? « Je ne sais pas, c'est le Débit Industriel
qui m'a dit, qui m'a convoqué en quelque sorte. » Il a sourit
:
- Nous allons faire le point
ensemble alors ?
- Oui, c'est ça !
Le point, en gros, c'est RAS, rien de
particulier à signaler, mais toutefois, il y a un bémol : une
totale absence de prévoyance et d'anticipation de l'avenir.
- Vous avez des projets, achat d'une
voiture, électroménager, Hi-fi, aspirateur, télévision...
Autre ?
- Je ne sais pas. Bof !
- Vous pourriez en avoir ! Nous
avons une cagnotte pour vous ! Un prêt illico pour toutes vos
envies.
Si ce n'est pas la classe ça ?
- Bof ! J'achète d'occas',
c'est bien non ?
- Bon ! On pourrait voir sur du
plus long terme : la retraite ! Vous savez que vous
cotisez pour les retraités d'aujourd'hui, et que pour vous, dans
trente ou quarante ans il ne restera plus grand chose. Pour 2020, on
vous garantit un cache sexe et rien de plus ! En 2020, ce ne
sera plus que ce modeste morceau de tissu qui fera la dignité des
vieux. Alors je vous conseille d'y réfléchir dès maintenant. ;
c'est le bon moment.
- Ah oui ! Bof...
- Mais si ! Vous devriez
souscrire un PERP : un Plan Epargne Retraite Prévoyance. Vous
payez des impôts ?
- Pas tant que ça.
- Vous ne payez pas encore beaucoup
d'impôts, mai ça viendra. Un PERP, c'est magique ! Vous ne
payez plus d'impôts et vous avez droit à un T-shirt Débit
Industriel pour votre retraite, avec un aller simple pour l'île de
vos rêves. Vous commencez à 50 Euro par mois, et après vous
ajoutez, selon, comme cela au fil du temps. Et vous bénéficiez à
la fin d'une parfaite panoplie de retraité heureux, avec croisière,
thé dansant, gueuletons, jardinage, la formule complète...
- Petites pépées aussi ?
- Et pourquoi pas ? Si vous y
mettez le prix.
A moi, le PERP me faisait trop penser à
Jean Pierre Raffarin, le premier ministre et grand commercial du
PERP. Et Raffarin à l'époque, je ne l'appréciais pas trop.
- Si vous n'investissez pas les 50
Euros dans le PERP, qu'est-ce que vous allez en faire ? Ils
vont moisir sur votre compte courant ?
Je le regarde hagard, car je ne sais
pas trop quoi répondre, il continue :
- Vous savez, l'argent aigrit.
Conservé n'importe comment, il se réduit, se recroqueville comme
une peau de chagrin. L'argent vieillit mal au fonds de votre compte
ordinaire.
- Que dieu préserve !
- Pour vous... Ce qui convient...
C'est le Plan Atout Verdure Horizon. Ce n'est pas un PERP, c'est
autre chose, une bourse qui gonfle, je n'aurai pas le temps de vous
l'expliquer. Vous mettez 50 Euro une fois par mois. Pognon revigoré
garanti ! Alors création d'un compte titres. C'est fait. Et
signez là. Attendez, ça c'est pour moi ! Signez aussi là
pour dire au juge que je ne vous ai pas fait mal.
Atout Verdure Horizon pour le même
prix qu'un abonnement à PIF Gadget ! Une affaire !
Vrai aussi qu'on ne s'abonne pas tous
les mois à un magazine.
Un détail. Je sentais qu'avec mon
nouveau compte titres, j'accédais à un nouvel état. Je me sentais
plus en phase avec le monde autour de moi qui avait tellement, et si
vite changé.
Fini les plaisirs collectivistes, adieu
la populaces à gadgets, les élevages de poids sauteurs ou d'animaux
préhistoriques en kolkhoze, bienvenu aux success strories, aux
paillettes dorées, au pognon qui s'enfle du plaisir d'être cajolé
comme un titre original. De la création de monnaie. Les délices de
l'élevage de fraiche . Tous cela pour à peine 50 Euros par mois. Le
pied !
Atout Verdure Horizon, au départ, le
nom du titre m'avait paru plutôt ringard. En y réfléchissant, il y
avait un jeu sur les mots mais pas des plus fins. Je ressentais mes
titres comme les symboles de la propérité. Atout : les tarots de la destinée. Verdure : la
couleur de la campagne, la couleur du dollar et du bon sens.
Horizon : la rencontre du ciel et de l'océan. Pour dire vrai,
avec mon esprit encore populo-industriel, j'avais aussi pensé à une
voiture des années 70 : La Simca Horizon. Avec ma Simca, moi je
suis sur la route à fond les manettes, j'amasse la caillasse et je
me casse à Dallas.
Les résultats ont de suite étaient
fabuleux. La banque m'adressait régulièrement un courrier pour
m'avertir qu'Atout Verdure Horizon avait tout cassé : la mer de
thunes avait crevé le plafond, traversé le ciel et visait
maintenant le soleil. Mais à force de monter toujours plus haut, mon
abonnement à 50 Euros ne me donnait tous les mois que de moins en
moins d'Atouts, qui de mois en mois devenaient plus chers et plus
précieux. Mais moi, je ne faisais pas cas. J'aimais lire ce bonheur
qui transpirait des lettres de performance. Je restait toujours dans
la partie.
Mais un couac est survenu. Je l'ai
découvert sur un relevé de compte. Paf ! Un découvert !
A peine quelques jours : une cinquantaine d'Euro. Pas à cause
d'Atout Verdure Horizon. Mais la correspondance des montants !
La colère de m'être ainsi fait prendre ! Font que j'ai mis la
faute là où cela m'arrangeait le mieux.
Découvert ! Aggio ! Frais de
dossier ! Ça prend aux tripes. Et coïncidence la dame du Débit
Industriel m'appelle pour un nouveau rendez-vous pour faire le point,
comme il est d'usage dans cet établissement.
J'y fonce, bille en tête de négocier
ces lamentables frais de dossier, Une trentaine d'Euro quand même,
pour une inadvertance de quelques jours. Mince ! En plus avec
toute ma richesse Atout Verdure Horizon, ils ne pouvaient pas me
faire cela à moi : leur client ! Pourquoi pas interdit
bancaire tant qu'ils y étaient ?
Je me pointe donc à l'agence. Le
conseiller a changé. C'est maintenant une jeune fille. Il faut dire
qu'entre temps, moi j'ai vieilli. Même question : « qu'est-ce
qui vous amène ? » J'ai mon relevé de compte, mon
découvert et j'attaque. Ma conseillère n'est pas bien grande de
l'autre côté du bureau. Elle écoute, clique sur sa souris, de
temps en temps regarde un peu plus attentivement l'écran de son
ordinateur. « Alors vous me les remboursez ces 30 Euro ? »,
que je lui intime sans prêchi-prêcha ! « Pas possible ! Le
système... La convention Européenne, la loi sur la concurrence...,
et les Chinois à l'autre bout du monde. Que penseront-ils de nous si
nous vous remboursons ? Ils pourraient eux aussi réclamer leurs
dus, et leurs dus sont multipliés par leur très grand nombre... »
Ma conseillère était petite de
taille, mais subitement elle semblait avoir doublé de volume. Elle me proposait une solution à la radicale, un service qui permettait d'éviter que
cette situation ne survienne à nouveau. 10 ou 15 Euro par mois seulement, selon
la formule « luxe » ou « ultra luxe », et
tous les découverts à venir passeraient comme une lettre à la
poste. Même les Chinois n'en seraient pas avisés. Pas de
chinoiserie, pas de bogue numérique, pas de chichi. Le service
idéalement conçu pour des les gens qui savent vivre. Il faut savoir
vivre sans trop regarder. Trop regardant ! Gare à ne pas
dépenser au moins un œil ! Mince ! Pas si commode la gadji !
Insister, implorer face à elle, ne servait à rien. Tout était dit.
Tout était dans l'ordinateur, comme à Pôle Emploi. La messe était
dite et elle avait sûrement noté sur un fichier secret :
client casse-pieds à prendre avec des pincettes. Et client qui de
plus ne rapporte rien chez nous depuis longtemps : ne rapporte
plus rien depuis longtemps (surligné plusieurs fois).
- Alors au revoir !
- Au plaisir et n'hésitez pas à me
contacter au moindre problème...
- Je n'y manquerai pas.
- Et si vous avez un projet. Vous
avez un projet ? Une voiture, de l'électroménager, Hi-fi,
n'importe quoi ?
- Bof !
- Jusqu'à 3000 Euro. Alors
n'hésitez pas.
- Adieu !
Qu'une envie, quitter cette banque.
Pour toujours. Fâché qu'on m'ait mis une débutante comme
conseillère. Même pas elle m'a remboursé ces trente Euros. Elle
n'a même pas parlé d'Atout Verdure Horizon. Rien. Dorénavant le
Débit Industriel restera ma banque, mais seulement ma banque en
ligne directe. Plus question de profiter du réseau de proximité.
Pas besoin de leurs conseils, besoin de rien.
Quelques temps ou peut-être même années plus tard,
j'ai vu durant l'après-midi qu'à la télévision ils avaient rappelé Jean Pierre
Gaillard du tréfonds de sa retraite. Sur les plateaux l'agitation
était à son comble. Il semblait être en train de se passer des
choses graves. Un jeune journaliste essayait de meubler, l'air
inquiet, tout en jetant un œil sur son écran de contrôle.
- Qu'est-ce que vous nous conseillez
Jean Pierre ?
- Euh ! C'est à dire que... !
Vous me connaissez ! Toujours plein d'allant. Mais aujourd'hui,
comment dire ? Il ne faudrait pas que je sois mal compris... Ou
alors !
- Mais vous qui avez connu la crise
de 1929, comment cela s'est-il passé à l'époque ?
- C'est à dire que j'étais très
jeune... Et la télévision n'existait pas encore...
- Mais qu'auriez vous conseillé en
1929 ?
- Ah ! Je ne sais pas !
J'aurais pu dire : « dégagez des bancaires, des
industrielles des cycliques, des matières premières, des
monétaires ! Dégagez et mettez tout sur la soupe populaire,
vous serez tranquilles au moins jusqu'à la date limite de
consommation, sinon les pâtes, le riz, c'est bien aussi, pensez
aussi au topinambour pour garder un espoir d'être pénard jusqu'à
la fin de la guerre... Mais j'étais trop jeune ! Je ne peux
pas me rappeler. Et je ne dis surtout pas que c'est ce qu'il faut
faire aujourd'hui !
J'ai décroché mon téléphone
immédiatement, appelé le numéro vert, composé les huit chiffres
de mon code confidentiel, confirmé mon numéro de compte, ma date de
naissance, répondu à ma question secrète, joué la mélodie de mes
vingt ans avec la touche étoile de l'appareil, et réussi à joindre
mon trader personnel : du moins, sa silhouette immatérielle
planquée quelque part dans le monde, en costume trois pièces,
chaussures cuir pointues et doigts d'ange pour faire passer des
milliards dans du velours et sans faire crisser les billets. Je me
suis demandé où est-ce qu'il pouvait être : à Paris, New York,
Londres, à Francfort. Je n'ai pas pris le temps de le lui demander.
J'étais au comble de l'excitation. Et j'ai crié dans le combiné :
- Vendez tous !
- Tout d'un seul coup ? Vous
allez faire baisser les cours. Vous devriez vendre par morceaux.
- Vendez tout, c'est un ordre !
- Bien ! Monsieur. Cela sera
fait.
J'ai vivement raccroché, retournant
voir le ramdam des experts, des invités, des spécialistes sur les
plateaux de télévision.
Je vous assure que je ne le savais
pas. Car mon trader personnel spécialement mandaté pour le Débit
Industriel était ce jour-là en poste à Singapour. Et là-bas
lorsque j'ai passé l'ordre, c'était déjà demain. Et quand on
connaît déjà le lendemain le jour même et même depuis la
veille , on a tendance à spéculer. Et c'est quand ils ont tous
compris qu'il fallait craindre que mon ordre ne déclenche une chute
des cours pour le lendemain, qui pour eux était aujourd'hui, qu'ils
ont tous craqué en même temps, avec les conséquences économiques catastrophiques que l'on
connaît.
Durant un court instant les techniciens
de la télévision ont cru que c'était enfin arrivé. On a vu défilé
l'autogestion, le nouveau bénévolat, le revenu universel passif, le
troc à grande échelle, la monnaie de sel, et puis les hommes
d'affaires qui se jettent par la fenêtre de leur gratte ciel, et des
foules massées contre les guichets des agences bancaires comme s'il
s'agissait de la dernière chaloupe du Titanic, et des chemises
brunes, et une grande désolation, des pyjamas d'extermination,
des bombes atomiques...
Alors un grand black Américain est
arrivé pour tenter de remettre un peu d'ordre dans ce chaos. La
tribu des blancs et assimilés, se tenait sagement derrière lui, la
mine décomposée. Chacun était accroché à la manche de son voisin
pour se donner contenance. Et le grand black a dit : « Je
rachète tout ! C'est moi qui rince ! » La clochette
à tintinnabulé de joie, tellement le nombre de super-tanker remplis
à raz bord de pognon qu'il présentait au monde paraissait
insondable. Ouf ! J'ai pu enfin éteindre la télévision et
vaquer à mes saines occupations. Mais que d'émotions !
Un peu plus tard on a fait le debrief
sur toutes les chaîne et pendant longtemps. Il y avait un jeune
type, l'air de s'y connaître à fond en matière de fric. Il
semblait avoir refait trente six fois ses calculs avant de les
exposer. Il disait que 800 000 milliards de dollars avait disparu en
quelque minutes. Mais où sont-ils allés ? Il a expliqué des
histoires d'engrenage et de bras de levier. D'autres ont voulu
expliquer que les 800 0000 milliards avaient disparus car il
n'existait pas, comme des faux, du factice, des fétiches, qu'ils
étaient, mais sans exister ! Mais que c'était-il donc passé ?
Une nano-fissure dans le coffre-fort serait la responsable du
désastre. Tout l'argent y aurait été aspiré, happé par
l'infiniment petit qui recèle des propriétés tellement étonnantes.
Je pensais un peu honteux à mes Atout Verdure Horizon.
Les milliards, on allait quand même
les chercher, les retrouver, tous ces biftons, ils avaient dû
laisser les traces ? Alors là, c'était la théorie du
dentifrice, qui une fois sorti, était tellement difficile à
remettre dans le tube. Toute cette monnaie cassée en une infinité
de petits morceaux, c'était peine perdu de vouloir la recoller avec
du scotch. Qu'est-ce qu'on allait retrouver d ans les filets des
pécheurs d'oseille ? Que des miettes. La tâche était impossible.
Le gros des milliards filerait toujours à travers les mailles du
chalut, aussi fines soient-elles. Il s'agirait d'un phénomène qui
s'appelle l'entropie, à ne pas confondre avec la philanthropie. La
philanthropie s'était déjà barré bien avant. Elle s'était fait
la belle par le trou de la couche d'ozone. Un coup d'aérosol en trop
et la philanthropie pchit, pchit ! Dans la stratosphère, plus
rien à voir, plus rien à donner, plus de main tendu : tu
raques ou tu crèves !
Alors les gars, franchement,
excusez-moi, je ne savais pas que ça se passerait comme ça.
Personne ne m'avait vraiment prévenu. Mais c'est mon découvert au
Crédit Industriel ! C'est ça qui m'a vraiment énervé !
Je suis désolé.
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