L'explorateur du Temps est un jeune homme qui après une déception amoureuse se prend de passion pour des bulles de savon. Il en fait, il en fait, et elles volent, elles volent, elles pétillent de partout. Puis éclatent. Quelques unes, les plus rares, se posent comme des flocons de neige dans le creux de sa main. Et c'est là. C'est là l'Instant. L'Instant de toute une vie. L'Instant attendu ; mais aussi redouté. L'Instant effrayant ; car il est bref et cataclysmique. L'Instant de l'insaisissable ; et aussi justement, l'Instant du saisissement.
« Arrive alors le frémissement
d'une effluve subtile, qui, dégageant la bulle de son enveloppe ,
dissipe un arc en ciel ultime dans la transparence de l'oubli. »
C'est l'Instant où des mondes étranges
apparaissent aux confins des Temps. Des mondes discrets mais
fascinants. Des mondes dont il faut savoir reconstituer le relief :
le relief de ces Instants précieux.
La déception amoureuse est une Sirène.
Sa voix, ses mots, ses chants, ses mouvements sont si beaux que nul
sur la terre comme ailleurs peut prétendre y rester insensible. Les
arbres étendent plus loin leur branchages dans l'espoir de serrer un
peu de cette âme légère ; les fleurs ouvrent en grand leur
corolle pour recueillir l'essence de chacune de ses paroles ;
les rochers se fissurent et font ruisseler leurs rides de larmes
brûlantes comme leur désir infini.
Mais la Belle Bulle voulait aussi aimer
un certain jeune homme : l'explorateur du Temps. C'était, bien
avant qu'il commence à l'explorer d'ailleurs.
Lui, assiégé par la peur d'obtenir si
simplement le bonheur, le plaisir, le désir convoités par tout le
reste du monde, se contentera d'une seule question à la Sirène des
Sirènes, « pourquoi moi ?» ce qui lui explosera bien sûr
à la figure, comme une première bulle de savon.
Ainsi la douce mélodie, comme abattue
par l'interrogatoire, balbutiera bien encore quelques couacs avant de
s'éteindre, mais si peu. La Belle n'avait pas chez elle de paroles
assez justes pour répondre à une question aussi grave.
Lui tentera confus de rattraper sa
maladresse. Lui cherchera à produire des sons pour meubler un
silence de mort. Mais lui, piqué à la fois par la honte et par un
désespoir absurde, sentira qu'un venin digère à toute vitesse les
globules de son sang, que des bulles remontent le long de ses membres
et jusqu'à sa cervelle ; qu'elles occuperont désormais tout
son univers.
Il remarquera pour la première fois,
une image psychédélique figée dans l'une d'elles, un monde à
part, inexploré. Il croira avoir découvert un fil pour retourner en
arrière, ou mieux encore, une formule de re-création pour lui-même,
qui anéantirait tout défaut, toute maladresse, toute angoisse,
toute terreur. L'idéal. L'idéal qu'Elle n'espérait certainement
pas , mais qu'Elle n'avait pas su dire. Il engagera désormais
comme un dialogue avec ces mondes.
La Sirène qui avait perdu toute
confiance dans l'étendu de son répertoire, se saisit des mains
nombreuses qui se tendaient vers elle afin de l'aider à soulager son
chagrin. Elle se fit conduire vers des contrées lointaines en quête
de musiques, de danses, de poésies, de langages inconnus d'où elle
espérait trouver enfin les mots. Elle parcourut des millénaires de
civilisation, des années lumières dans les villes, les déserts,
les brousses. Elle rencontra tout ce qui peut parler, aimer,
ressentir. Mais toujours en vain. Elle revenait sans cesse vers son
explorateur du Temps et les mots à sa bouche disaient toujours sans
parvenir à dire : victime de mutisme chronique. Elle revenait
toujours vers lui comme on va en pèlerinage.
Mais la nostalgie de cette Sirène qui
naguère leur avait donné du cœur, avait convaincu les arbres, les
fleurs, les rochers, et encore tous les admirateurs de cette quête
aux quatre vents, c'est à dire les rencontres, les croisements
qu'elle avait semés sur son chemin, de lui inspirer par une magie
singulière, le lexique abscons que pratiquent les bulles de savon.
L'initiation fut difficile, mais très vite la belle Sirène acquit
les bases et beaucoup plus encore. Les mots n'était plus articulés
comme les siens, mais ils devenaient des formes, des dessins, des
plans, des mythes, des mesures ou même des mathématiques : des
figures de style pour tromper le destin.
Et elle revint encore près de
l'explorateur du Temps en pèlerinage comme depuis tout le temps.
Elle revint, autorisée cette fois-ci instamment et pour l'Instant à
se déjouer du destin : elle espérait gentiment et simplement
pouvoir corriger la désunion grotesque et maladroite dont elle se
sentait coupable.
Il est un fait établi que
l'exploration du temps prend beaucoup de place dans le déroulement
d'une vie, et que la science des bulles de savon ne produit des
résultats tangibles qu'après de longs tâtonnements, des hypothèses
et des vérifications. Là, maintenant, le savoir touchait enfin son
terme. Là, dès lors, les signes des autres mondes s'exhibaient sans
pudeur dans toute leur innocence.
Par exemple, les bulles de savons
lassées de protéger des secrets immortels, se gonflaient du souffle
de la fierté et de la suffisance. L'explorateur du Temps les
entendait maintenant plus qu'il ne les voyait. Il écoutait leurs
vibrations, leurs plaintes, leurs rages, leurs cris, leurs râles,
leur combat empreint de douleurs sourdes et de souffrances
stridentes : il ressentait tous ce qu'elles gardaient dedans
pour ne pas éclater.
Et là maintenant, les bulles de savons
commençaient de figurer un monstre féroce, polyphonique, hurlants
de toutes ses voix, de toutes ses bouches, de toutes ses têtes ;
le gardien d'un monde irréversible, en lutte avec des lyres, des
guitares, des hauts-bois, des cuivres. Il fallait l'amadouer ce
molosse, par des notes, par des sons noirs, par des coups, par le
rythme, dompter la bête grâce au tempo d'un séisme.
L'étreinte se desserrait. La trappe
s'entrebâillait. Mais le monstre vaincu, ouvrait sur des ruines et
sur la guerre, sur des armées de méchancetés, de trahisons, de
frustrations déjà en ordre de bataille, de celles qui se blindent
dans des carapaces en titane, celles qui infusent leurs cibles comme
de l'homéopathie chirurgicale, celles qui tournent la lumière en
ténèbres. Ces légions-là on voudrait les éviter, les oublier,
les laisser de côté. Mais elles appellent à elles, et elles
convoquent, inculpent, condamnent, écrouent, et détruisent d'un
trait de plume les kamikazes de toute nature. Ses forces sont
invincibles. Seuls parfois, l'amour, la poésie, et l'art parviennent
à les contourner : à les subjuguer.
Une main fine semblait se tendre vers
l'explorateur du Temps pour l'attirer ailleurs : l'extirper de
sa bulle.
La Sirène se rapprochait de ce qu'elle
avait si longtemps espéré, cependant elle répondait en silence à
la question qu'on ne lui posait plus. C'était malgré elle, une
pensée murmurée, sans savoir, elle même l'entendait à peine,
imperceptible. « Je l'aime pour sa passion pour les bulles de
savon ».
Et tous écoutaient le coût de la
souffrance pour ne surtout pas dire. Pour ne jamais avoir pensé.
Elle se tut donc de son mieux sachant
tout de même qu'elle avait été bien entendu. Sa tenue de Sirène
lui donnait-elle encore le pouvoir de masquer son trouble, ses
pensées, sa maladresse ? Etait-il encore temps ?
Tous se
retournaient vers l'envers du décor qui tenait encore mais presque
sur plus rien, c'est à dire euh ! hum ! Qu'autrefois, elle
ne connaissait rien de cette passion-là, rien du néant de ces
bulles de savon, qui pètent, qui claquent, rien de cette folie
angoissante, et de plus, elle n'était pas encore la déception
amoureuse, loin s'en faut, et n'aurait pas pu dire de ce fait, et ne
peux pas plus maintenant, et même pire ! Il semblerait qu'elle
ait trahi un serment qui n'est ni plus ni moins, qu'un pacte du
destin ! Celui qui devient fou furieux quand il est
contrarié !
Elle fracassa dans l'Instant ce qu'il
restait de la navette a-temporelle de l'explorateur du Temps et
embrassa son ami comme jamais personne ne l'avait fait encore :
un premier baiser qu'ils voulaient tous les deux... éternel. Mais...
En apnée, les fleurs, les arbres et
les rochers, retenaient encore un coin du décor, et retenaient ainsi
la fin de l'histoire, pour qu'elle ne bascule pas dans l'éternelle
tragédie de l'amour maintes fois récitées.
Deux amants tombés des étoiles sur
une plage de sable fin se racontaient un drôle de rêve. Un rêve
où les mots décrivent la beauté fatale du vertige et du sentiment
de vide. Un rêve où les bulles de savon surfent pour de vrai,
submergent les cœurs et déclinent le mystère du néant et de
l'être. Oui c'est à peu près ça ! Le garçon à la panoplie
de cosmonaute et la fille à la queue de poisson avaient du mal à
rester debout, ils riaient de leurs démarches, de leurs
accoutrements, de ce qu'annonçait ce rêve. Ils se tenaient par la
main en attendant le jour. Ils attendaient simplement, là, rempli de
vie, les yeux embués par la rosée limpide de ce matin heureux. Ils
s'étaient repliés l'un contre l'autre comme froissés, comme pour
mieux se cacher, l'un à l'autre. Les détours confus du labyrinthe
où sont cultivés les secrets de nos rêves, les retenaient ensemble
et les préservaient d'eux-mêmes.
TNJ