lundi 26 août 2013

La Sirène et l'explorateur du Temps




L'explorateur du Temps est un jeune homme qui après une déception amoureuse se prend de passion pour des bulles de savon. Il en fait, il en fait, et elles volent, elles volent, elles pétillent de partout. Puis éclatent. Quelques unes, les plus rares, se posent comme des flocons de neige dans le creux de sa main. Et c'est là. C'est là l'Instant. L'Instant de toute une vie. L'Instant attendu ; mais aussi redouté. L'Instant effrayant ; car il est bref et cataclysmique. L'Instant de l'insaisissable ; et aussi justement, l'Instant du saisissement.

« Arrive alors le frémissement d'une effluve subtile, qui, dégageant la bulle de son enveloppe , dissipe un arc en ciel ultime dans la transparence de l'oubli. »

C'est l'Instant où des mondes étranges apparaissent aux confins des Temps. Des mondes discrets mais fascinants. Des mondes dont il faut savoir reconstituer le relief : le relief de ces Instants précieux.

La déception amoureuse est une Sirène. Sa voix, ses mots, ses chants, ses mouvements sont si beaux que nul sur la terre comme ailleurs peut prétendre y rester insensible. Les arbres étendent plus loin leur branchages dans l'espoir de serrer un peu de cette âme légère ; les fleurs ouvrent en grand leur corolle pour recueillir l'essence de chacune de ses paroles ; les rochers se fissurent et font ruisseler leurs rides de larmes brûlantes comme leur désir infini.

Mais la Belle Bulle voulait aussi aimer un certain jeune homme : l'explorateur du Temps. C'était, bien avant qu'il commence à l'explorer d'ailleurs.

Lui, assiégé par la peur d'obtenir si simplement le bonheur, le plaisir, le désir convoités par tout le reste du monde, se contentera d'une seule question à la Sirène des Sirènes, « pourquoi moi ?» ce qui lui explosera bien sûr à la figure, comme une première bulle de savon.

Ainsi la douce mélodie, comme abattue par l'interrogatoire, balbutiera bien encore quelques couacs avant de s'éteindre, mais si peu. La Belle n'avait pas chez elle de paroles assez justes pour répondre à une question aussi grave.

Lui tentera confus de rattraper sa maladresse. Lui cherchera à produire des sons pour meubler un silence de mort. Mais lui, piqué à la fois par la honte et par un désespoir absurde, sentira qu'un venin digère à toute vitesse les globules de son sang, que des bulles remontent le long de ses membres et jusqu'à sa cervelle ; qu'elles occuperont désormais tout son univers.

Il remarquera pour la première fois, une image psychédélique figée dans l'une d'elles, un monde à part, inexploré. Il croira avoir découvert un fil pour retourner en arrière, ou mieux encore, une formule de re-création pour lui-même, qui anéantirait tout défaut, toute maladresse, toute angoisse, toute terreur. L'idéal. L'idéal qu'Elle n'espérait certainement pas , mais qu'Elle n'avait pas su dire. Il engagera désormais comme un dialogue avec ces mondes.

La Sirène qui avait perdu toute confiance dans l'étendu de son répertoire, se saisit des mains nombreuses qui se tendaient vers elle afin de l'aider à soulager son chagrin. Elle se fit conduire vers des contrées lointaines en quête de musiques, de danses, de poésies, de langages inconnus d'où elle espérait trouver enfin les mots. Elle parcourut des millénaires de civilisation, des années lumières dans les villes, les déserts, les brousses. Elle rencontra tout ce qui peut parler, aimer, ressentir. Mais toujours en vain. Elle revenait sans cesse vers son explorateur du Temps et les mots à sa bouche disaient toujours sans parvenir à dire : victime de mutisme chronique. Elle revenait toujours vers lui comme on va en pèlerinage.

Mais la nostalgie de cette Sirène qui naguère leur avait donné du cœur, avait convaincu les arbres, les fleurs, les rochers, et encore tous les admirateurs de cette quête aux quatre vents, c'est à dire les rencontres, les croisements qu'elle avait semés sur son chemin, de lui inspirer par une magie singulière, le lexique abscons que pratiquent les bulles de savon. L'initiation fut difficile, mais très vite la belle Sirène acquit les bases et beaucoup plus encore. Les mots n'était plus articulés comme les siens, mais ils devenaient des formes, des dessins, des plans, des mythes, des mesures ou même des mathématiques : des figures de style pour tromper le destin.

Et elle revint encore près de l'explorateur du Temps en pèlerinage comme depuis tout le temps. Elle revint, autorisée cette fois-ci instamment et pour l'Instant à se déjouer du destin : elle espérait gentiment et simplement pouvoir corriger la désunion grotesque et maladroite dont elle se sentait coupable.

Il est un fait établi que l'exploration du temps prend beaucoup de place dans le déroulement d'une vie, et que la science des bulles de savon ne produit des résultats tangibles qu'après de longs tâtonnements, des hypothèses et des vérifications. Là, maintenant, le savoir touchait enfin son terme. Là, dès lors, les signes des autres mondes s'exhibaient sans pudeur dans toute leur innocence.

Par exemple, les bulles de savons lassées de protéger des secrets immortels, se gonflaient du souffle de la fierté et de la suffisance. L'explorateur du Temps les entendait maintenant plus qu'il ne les voyait. Il écoutait leurs vibrations, leurs plaintes, leurs rages, leurs cris, leurs râles, leur combat empreint de douleurs sourdes et de souffrances stridentes : il ressentait tous ce qu'elles gardaient dedans pour ne pas éclater.

Et là maintenant, les bulles de savons commençaient de figurer un monstre féroce, polyphonique, hurlants de toutes ses voix, de toutes ses bouches, de toutes ses têtes ; le gardien d'un monde irréversible, en lutte avec des lyres, des guitares, des hauts-bois, des cuivres. Il fallait l'amadouer ce molosse, par des notes, par des sons noirs, par des coups, par le rythme, dompter la bête grâce au tempo d'un séisme.

L'étreinte se desserrait. La trappe s'entrebâillait. Mais le monstre vaincu, ouvrait sur des ruines et sur la guerre, sur des armées de méchancetés, de trahisons, de frustrations déjà en ordre de bataille, de celles qui se blindent dans des carapaces en titane, celles qui infusent leurs cibles comme de l'homéopathie chirurgicale, celles qui tournent la lumière en ténèbres. Ces légions-là on voudrait les éviter, les oublier, les laisser de côté. Mais elles appellent à elles, et elles convoquent, inculpent, condamnent, écrouent, et détruisent d'un trait de plume les kamikazes de toute nature. Ses forces sont invincibles. Seuls parfois, l'amour, la poésie, et l'art parviennent à les contourner : à les subjuguer.

Une main fine semblait se tendre vers l'explorateur du Temps pour l'attirer ailleurs : l'extirper de sa bulle.

La Sirène se rapprochait de ce qu'elle avait si longtemps espéré, cependant elle répondait en silence à la question qu'on ne lui posait plus. C'était malgré elle, une pensée murmurée, sans savoir, elle même l'entendait à peine, imperceptible. « Je l'aime pour sa passion pour les bulles de savon ».

Et tous écoutaient le coût de la souffrance pour ne surtout pas dire. Pour ne jamais avoir pensé.
Elle se tut donc de son mieux sachant tout de même qu'elle avait été bien entendu. Sa tenue de Sirène lui donnait-elle encore le pouvoir de masquer son trouble, ses pensées, sa maladresse ? Etait-il encore temps ?

Tous se retournaient vers l'envers du décor qui tenait encore mais presque sur plus rien, c'est à dire euh ! hum ! Qu'autrefois, elle ne connaissait rien de cette passion-là, rien du néant de ces bulles de savon, qui pètent, qui claquent, rien de cette folie angoissante, et de plus, elle n'était pas encore la déception amoureuse, loin s'en faut, et n'aurait pas pu dire de ce fait, et ne peux pas plus maintenant, et même pire ! Il semblerait qu'elle ait trahi un serment qui n'est ni plus ni moins, qu'un pacte du destin ! Celui qui devient fou furieux quand il est contrarié !

Elle fracassa dans l'Instant ce qu'il restait de la navette a-temporelle de l'explorateur du Temps et embrassa son ami comme jamais personne ne l'avait fait encore : un premier baiser qu'ils voulaient tous les deux... éternel. Mais...

En apnée, les fleurs, les arbres et les rochers, retenaient encore un coin du décor, et retenaient ainsi la fin de l'histoire, pour qu'elle ne bascule pas dans l'éternelle tragédie de l'amour maintes fois récitées.

Deux amants tombés des étoiles sur une plage de sable fin se racontaient un drôle de rêve. Un rêve où les mots décrivent la beauté fatale du vertige et du sentiment de vide. Un rêve où les bulles de savon surfent pour de vrai, submergent les cœurs et déclinent le mystère du néant et de l'être. Oui c'est à peu près ça ! Le garçon à la panoplie de cosmonaute et la fille à la queue de poisson avaient du mal à rester debout, ils riaient de leurs démarches, de leurs accoutrements, de ce qu'annonçait ce rêve. Ils se tenaient par la main en attendant le jour. Ils attendaient simplement, là, rempli de vie, les yeux embués par la rosée limpide de ce matin heureux. Ils s'étaient repliés l'un contre l'autre comme froissés, comme pour mieux se cacher, l'un à l'autre. Les détours confus du labyrinthe où sont cultivés les secrets de nos rêves, les retenaient ensemble et les préservaient d'eux-mêmes.

TNJ