dimanche 22 septembre 2013

Pneumatique



Elle :

"Le tube de cet été là me rendait complètement folle. Ca faisait genre autopsie, un peu police scientifique, tueur en série : que du glauque. Du glauque, qui malgré tout, stimulait sacrément mes hormones. Ça faisait comme ça, j’étais carrément folle de cette chanson.

« J’aime les femmes longues un peu désarticulées
J’aime les femmes longues aux yeux de poupée
Qui s’ouvrent et qui se ferment
Qui mouillent et qui se fixent... »

Il faisait soir, j’avais chanté à perdre haleine et je me sentais naufragée, comme une sirène essoufflée d’avoir vidé toute la surface de tous les océans de toutes les flottes, de tous les bateaux et surtout, de tous les marins. Point de brise, point de bise, point d’étoile, point de gîte, plus qu’à ressasser sac et ressac : un début de nuit aux faux airs d’apocalypse, si un personnage parfaitement répugnant ne m’avait pas abordée. Je revois encore ce crevard avec sa tête de feutre indélébile. J’entends encore sa complainte qui glissait en frissonnant d’espoir sur un bout de feuille de papier glacé, frémissant, me suppliant de le suivre, de le rejoindre. Répugnant personnage... Je ne l’ai pas suivi, car moi je préférais suivre des plans, aller là où on m’indiquait, partir seule, m’expédier moi-même comme un colis. Et la rengaine m’accompagnait toujours :

« J’aime les femmes longues aux doigts mous
Qui cherchent au hasard d’une caresse
Un épi dans leurs cheveux courts
Qui les rend moches et cadavres... »

Et j’ai fini par le retrouver.

Je suis entrée dans un endroit tout en céramique verte. Il y avait un disque jockey en marbre tout au fond de la boite. Je me souvient encore de l’oeil vitreux de la caissière à l’entrée et du videur chromé qui faisait la police. On aurait dit de la vie putréfiée, de la vie qu’on aurait pris soin de dépolir, de mettre sous vide et de figer pour l’éternité. Comme de la mort, quoi ! C’était génial !

Je l’ai tout de suite repéré mon feutre bleu. Il se trémoussait sur la piste, gribouillis acides, gazouillis dysharmoniques, grincements rauques de plumes, comme des craies sur de l’ardoise. C’était l’année des valses guerrières, on poinçonnait le sol comme une machine à tisser des liaisons invisibles. Je crois que c’était ça le concept.

Il m’a repérée et d’un trait m’a rejointe au bar. Des phrases se sont élancées et je les lisais dans son sillage. Il me faisait un peu peur, il était imbibé d’alcool et il empestait la colle à rustine ; j’aimais bien cette odeur. Il me racontait des histoires, des histoires pour me séduire et qui me séduisaient. Il me disait que son âme venait de loin, presque des origines du monde, il me disait qu’il savait reconnaître au parfum si un fruit était bio. Et il y avait cet air qui revenait sans cesse.

« J’aime les femmes longues
Qui ont un regard en plastic glacé
Que chaque choc viole comme un rideau de paupières
Qui rend les ténèbres aussi glaciales que torrides... »

Répugnant personnage, sale type quand j’y repense, qui me racontait qu’il avait fréquenté la guerre, échappé de justesse à des combats bestiaux, qu’il avait lutté corps à corps avec la mort, sauvé sa vie, sauvé des vies... Et tout ça pour en venir au sexe, toujours au sexe, à mon sexe, pour en venir à moi, à mon désir, à mes hormones, à ce tube qui me rendait folle et pour en revenir à lui, stylo feutre bleu, qui s’exhibait droit comme un I.

Drague de stylo, drague de Tarzan, drague d’ivrogne...
Il a continué son numéro et il a parlé de Dieu. J’y croyait aussi tant l’ivresse était chaude. Il disait l’avoir rencontré au vernissage d’une exposition de sculpture... La nuit courrait vite.

A quoi bon discuter, il en va des plaisirs de la narration de se faire prendre pour un autre, ou pour une autre, de mieux s’éprendre de quelqu’un qu’on ne saurait le faire, et de faire dire, pour dire ... Mais la fulgurance de ma pensée m’a éblouie alors si fortement, que j’en ai carrément perdu le fil de mes idées. Une lumière crue et assommante sonnait la fermeture de la boîte de nuit. Et le voilà maintenant à vociférer avec les autres devant le comptoir du bar : « Encore un verre ! Un dernier verre, pour se finir, pour finir mon plan... » Mais tout l’ONYX de la petite boite se convulsait déjà pour se vider de tout son monde. Il était tard, trop tard, tout glissait inexorablement vers la sortie, ombres chassées par la lumière. Les dernières épaves se faisaient traîner jusqu’à la sortie.

Assis par terre dans la rue, mon feutre bleu s’est mis à crier dans la nuit éclaircie du petit matin : « vieilles pommes de terre poreuses que vous êtes ! Il vous sortira des vermicelles par le nez jusqu’aux saints sacrements quand on vous l’aura bourré de coton ! »

Et nous sommes rentrés après la dernière tirade, tout en zigzags, sans une parole. Dans les yeux une vague tristesse, une pensée fanée pour la nuit qui s’achève. Un baiser, qui raisonne comme un coup de fouet, un fond crissant de caresses feutrées comme un papier qu’on froisse, comme une histoire qui se déchire. Il y avait cet air qui revenait toujours par bribes, ce tube mécanique dans les tympans, marteau piqueur dans la ville endormie.

« J’aime les femmes longues qui ont une peau sans teint
Que la lumière transperce et que la nuit suffoque
J’aime ces femmes longues qui ne m’ont... jamais parlé.»
 ;
Il fait jour maintenant. L’autre gît chez-moi dans mon fauteuil rose. Je ne sais pas très bien ce qu’il m’a pris, ou plutôt si, mais non. Je lui ai transpercé le cœur d’un grand coup de stylo plume placé juste au bon endroit. Non, il n’a pas souffert. Ça a été si soudain. Il n’a eu que le temps de se boursoufler d’horreur, avant de se dégonfler dans un long soupir, jusqu’à être aussi mince que son enveloppe en caoutchouc dur. Il se vautre maintenant comme un préservatif géant, au milieu de mes jouets de quand j’étais fillette. Ces yeux sont de plus en plus mélancoliques. Ils fixent ce joli feutre bleu qui finit de raconter son histoire effilée comme une lame de rasoir...


TNj, "Les Rendez Vous de la Sagesse", mai 1990

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