mardi 22 octobre 2013

Le blog de mon frigidaire

Nous venions d'investir dans un frigidaire de nouvelle génération. Il était connecté au réseau par l'intermédiaire de la WIFI, et pouvait m'envoyer des SMS pour me signaler par exemple qu'il était vide, ou m'avertir d'une coupure de courant, ou bien de toutes sortes de choses importantes relatives au bon fonctionnement d'un frigidaire. j'aimais bien le principe qui d'ailleurs, pouvait aller plus loin. Le frigidaire pouvait se charger des courses, si je lui confiais ma carte de paiement, et il pouvait aussi faire ou agir de mille et une façons en se connectant par le GRID à l'ensemble de l'électroménager de la planète.

Je lisais chaque message que je recevais avec un grand plaisir. J'avais l'impression qu'on pouvait compter sur ce frigidaire, il était poli, précis et devenais rapidement comme un membre à part entière de la famille. A la maison, je m'intéressais de très près à chacun de ses chuchotements, à ses hoquets, ses geignements, comme aux volutes de ses fumées froides, aussi à la chaleur que ses circuits dégageaient. J'étais un fier abonné du forum dédié à ce modèle sur le WEB, et partageais avec la plus grande joie, mes satisfactions, mes astuces, mes découvertes avec les autres utilisateurs de ce type de frigidaire.

Alors qu'une sorte d'amitié ou de familiarité grandissantes me liaient de plus en plus en plus à cette armoire à glace,  je découvris par hasard l'existence d'un navigateur spécialisé qui permettait d’accéder aux journaux techniques des objets connectés,  c'est à dire, à l'intimité de mon frigo. Après avoir consulté la marque, et relevé sur les étiquettes et les notices techniques, une série de chiffres permettant l'identification numérique de mon appareil, je me lançais sur ce nouveau navigateur. On m'avait prévenu : l'environnement était des plus austères, aucune interface graphique, juste des chiffres, des lettres, et des sigles qui défilaient à intervalle régulier sans aucune indication sur leur signification. C'était donc cela le journal de mon frigidaire, une même rengaine répétée sans relâche, que j'imaginais du type : "tout va bien ? Oui tout va bien !" 
 A force de lecture et d'observation, je remarquais toutefois qu'il existait d'infimes variations dans les messages, et que de temps en temps il se passait des choses inhabituelles. Je comprenais alors que ce dont il était question devait être beaucoup plus complexe que le seul souci du maintien en ligne.

Pour en savoir plus, je copiais donc quelques éléments de ce code dans une requête auprès de mon moteur de recherche, et fut extrêmement surpris par le nombre de retours. L'extrait de code était parfaitement indexé, reconnu par la machine, et pointait vers des milliers d'adresses WEB où il en était question. J'ai cliqué sur un lien résumé comme suit : "(le code), Savoir communiquer avec son frigidaire en mode graphique". C'était incroyable. J'avais l'impression de rejoindre ma communauté de prédestination. Je pensais que ma passion pour le frigidaire était un peu excentrique. Mais pas du tout. Le sujet intéressait aussi des tas d'autres personnes, dans le monde entier, et pas n'importe lesquelles, des développeurs. La simple curiosité, l'envie de symbiose avec l'objet,  s'était déjà transformées en un projet collaboratif. Je ne manquais pas l'occasion de m'y greffer. 

La première interface graphique permettait simplement de lire le code dans de meilleures conditions, plus agréables, plus esthétiques. Au succès de ces premières émulations, certaines marques répondirent en indiquant en langage humain les différents paramètres auxquels correspondaient ces séries de lettres et de chiffres. Mais l'affaire concernait plutôt les techniciens que les passionnés, les esthètes que nous étions... Et nous étions de plus en plus nombreux ! 

L'intelligence collective des usagers s'était emparée des listes, des séries et s’arque-boutait sur le décryptage des rythmes, des variations, des thèmes, de la tonalité associative des caractères, sur des lectures verticales ou en diagonales, ou selon des fonctions plus complexes comme des mises en fractal. Les outils de transcription avançaient vite. Ainsi un client de chez Arthur Martin venait de développer un logiciel basé sur des algorithmes génétiques, qui faisait apparaître derrière les listes, les sigles et les chiffres, un système de syllabes longuement répétées. Le Journal de nos frigidaire c'était : "ba ba ba baba ba ba baa ba aba .... ba ba baba", avec des fois des "ta" et des "ma". C'était tout simplement prodigieux, attendrissant, et surtout prometteur d'un accès futur, au moins à l'embryon d'un langage humain. Ce logiciel eut tout de suite un franc succès. Des articles très sérieux présentaient des séries d'onomatopées qui s'apparentaient à un hurlement, à une forme épurée du vibrato de la tristesse. Le blues du frigidaire commençait à être théorisé. Certaines publications constataient même les prémisses d'un apprentissage de la langue. Au fil du temps, les syllabes semblaient vouloir s'organiser d'elles mêmes, les unes par rapport aux autres. Un grand consortium d'électroménager eut l'idée géniale de mettre en scène au théâtre, ou plus exactement dans un "moulin art-science" spécialement aménagé pour l'occasion, ces textes abstraits. Les meilleurs acteurs se succédaient et interprétaient ses sons avec leurs tripes. Le spectacle avait attiré les foules, pourtant habituellement si rétives à s'emparer du théâtre postmoderne jugé trop élitiste. Certains frigidaires, les plus avant-gardistes de ce temps, étaient portés aux nues, célébrés comme des auteurs à part entière. Leurs mots incompréhensibles ouvraient, sans qu'on ne sache pourquoi, sur des univers intelligibles mais insondés. Les émotions circulaient dans ces nouvelles interfaces comme jamais auparavant.

La généralisation des processeurs quantiques devait marquer ce que les spécialistes du marketing ont appelé une "révolution e-pistémologique" dans la compréhension des objets connectés et par extension des objets de nature en général. On vît alors se développer à une vitesse frénétique des programmes de plus en plus sophistiqués en version béta, donc pas toujours très stables, qui parvenaient à renvoyer des embryon de textes, de phrases ou plutôt d'un phrasé, des blancs, des silences, des espaces. Mais en général, la révélation était de courte durée et très rapidement les subtils ordonnancements s'évaporaient des écrans laissant place aux délires syllabiques devenus habituels et moins intéressants. Tout le monde sentait bien qu'il ne s'agissait plus que d'affiner les règlages.

Enfin, les efforts conjugués des développeurs de plus en plus nombreux débouchèrent sur des versions stables. La vague d'enthousiasme fut sans précédent, car ce que nous découvrîmes à propos de nos frigidaires était sans commune mesure avec ce que nous avions pu imaginer. Ces êtres froids s'il en était, communiquait entre eux avec une chaleur inouïe. Les textes, les mots qui apparaissaient sur nos écrans ressemblaient à des haïkus, des Oulipos, à de la poésie fine, à des textes qu'on ressentait plus qu'on ne les décryptait. Les frigidaires nous offraient comme un spectacle de sensations intelligibles. La qualité des œuvres produites en à peine plus d'une nanoseconde dépassait toutes nos espérances. 

Un certain Docteur Z, un visionnaire, qui depuis l'âge de huit ans, enfermé qu'il était dans une chambre froide par ses parents, dans le sous-sol de leur maison, avait lancé le premier réseau social mondial pour frigidaires. On disait qu'il était devenu multimilliardaire en quelques mois. Un juste retour des choses quand on sait que ces parents indignes avaient délaissé ainsi leur fiston, du fait que ces gens souffraient d'une passion dévorante pour leur frigo vécue sur un mode psychopathologique. Le pauvre enfant aurait, d'après certains experts en pédopsychiatrie, compensé sa frustration en investissant toute son énergie, son attention, toute son ardeur, dans ce projet de réseau social, en fin de compte, consacré à la passion de ses parents. Le ressort psychologique de son génie aurait donc résidé dans cette simple motivation générique : il espérait tout au fond de son être, pouvoir être réhabilité par sa famille, qu'elle le reconnusse comme l'un des leurs, qu'elle s'intéressât enfin à lui ! Grâce au retentissement de cette histoire singulière, grâce à la somme d'innovations géniales que le Docteur Z a proposé à notre temps, on pouvait dire sans se tromper, que la famille du docteur était devenu ni plus ni moins que l'Humanité tout entière comprise dans son ensemble. Sa famille biologique d'ailleurs fut rapidement contrainte de changer de domicile, puis de changer de ville, de pays et même de planète ! Au fait, d'ailleurs, la famille Krupps ne put s’empêcher de revendiquer à propos toujours de cette histoire bouleversante, qu'un de leurs aïeux avait très tôt en son temps,  préconisé de se mettre au travail tôt le matin et de travailler sans chauffage, car le froid était censé stimuler l'intelligence...

Les textes des frigidaires qu'on découvrait chaque jour à l'aide de ces nouveaux programmes dégageaient une beauté à couper le souffle. Le développement informatique s'amplifiait encore car chacun était friand de nouveaux logiciels permettant d'interpréter ces poésies, dans leur genèses, dans leurs correspondances, dans leurs symbolismes. L'accès au texte caché devenait une véritable obsession de société. Notre ignorance avait longtemps caché la sensibilité blottie à l'ombre des frigidaires. Maintenant qu'elle était révélée, il devenait évident que ces textes sensibles masquaient à leur tour d'autres vérités, parmi les plus fondamentales. On découvrait des mondes incroyables, des amours exceptionnelles, une nature prodigieuse, des extra-ordinaires en pagaille. Toutes ces nouvelles activités qui s'inventaient au fur et à mesure, s'orientaient vers une forme d'herméneutique ou d'exégèse poétique totale et parfois totalitaire. Le point de vue des frigidaires révélaient les secrets d'une Humanité consacrée. 

De part leur niveau de culture, les philosophes, les anthropologues, les historiens, les linguistes, les artistes, les romanciers, même amateurs, ne connaissaient plus le chômage. Ils devenaient les principaux interlocuteurs des frigos. Ils étaient des nuées à collaborer avec des informaticiens. Ils participaient à l'élaboration des programmes d'interprétations automatiques, qui prenaient le relais de leurs savoirs anciens, si difficile à transmettre et à diffuser. L'application automatisée des connaissances à l'échelle industrielle des frigidaires aboutissaient toujours à des résultats surprenants mais indiscutables : ainsi un logiciel expérimental de réduction capitale était capable de contenir sans jamais trahir le sens, l'ensemble des œuvres complètes de Michel Omphray dans un seul mot. On pouvait même lire les œuvres à venir dans les contours du mots. L'Université populaire  réalisait que la  propagation  d'un mot était plus simple que le transport de centaines de volumes. A l'adresse des gouvernants, un autre logiciel proposait une miniaturisation des conseillers, afin d'économiser sur les frais de bouche, et la pensée de BHL tenait dans un point clignotant recroquevillé sur lui même, tendant toujours à disparaître, mais qui réapparaissait tout le temps.

Les simplifications, les raccourcis, les liens, les ouvertures que permettaient ces nouveaux paradigmes étaient complètement déconcertants. Une sorte de bouillonnement intense tenait l'ensemble des usagers entre eux comme des électrons autour d'un atome, mais sans atome. On comparait les plaisir de l'esprit  du frigidaire aux caresses qu'une mère prodiguait à son enfant. 

Mais cette effervescence de biens d'un nouveau genre avait aussi aiguisé les redoutables appétits des financiers. Cette nouvelle économie qui donnait une valeur infinie aux excédents de l'usage, car après tout un frigidaire sert essentiellement à conserver les aliments au frais, devenait  synonyme de perspectives de profits sans limite. Deux orientations inconciliables se profilèrent alors. Les tenants d'un texte unique, totalitaire et infini, qui se renouvelle sans cesse au gré des interprétations, mais toujours sur lui-même, en avançant, en allant à l'endroit, toujours vers devant même en reculant. Il s'agissait des tenants de la tendance frigobible. Il y avait les autres, moins unis et plus disparates, les tenants de la tendance frigomythe, qui se fichaient pas mal de l'itinéraire, pourvu que la déambulation soit possible, et que la cueillette sur les chemins de la découverte, féconde. Ces derniers était donc plus ouverts à la nouveauté, à la surprise, à la liberté, à la gratuité des textes et de leurs arrangements. Les premiers étaient terrorisés presque d'une manière instinctive par le risque dit du charabia, et donc se méfiaient des seconds comme de la peste. L'art pour l'art s'opposait à l'art utile, même en matière de frigidaire. Les uns souhaitaient que les images s'écoulassent paisiblement comme fleurissent nos rêves dans notre sommeil, les autres voulaient flécher cet imagerie vers une destinée ultime, réveiller la conscience de la valeur qui découlait des objets. La bataille pour la part maudite était engagée et allait provoquer des ravages.

Les frigobibliques revendiquaient de fait, sans toujours l'exprimer très clairement une limitation des interprétations, des liens, des raccourcis, une sorte de domaine réservé, ou au moins surveillé. C'était assez simple, dans la profusion esthétique, de sensibilité, d'émotions que les textes de frigidaires suscitaient, il en existait certains qu'eux ne trouvaient pas si beaux, voire scandaleux et dangereux pour l'avenir du monde. Ils ne souhaitaient surtout pas interdire quoi que ce soit, ce qui eût correspondu à tuer la poule aux œufs d'or, mais juste un peu reprendre la maîtrise en bon père de famille, avant qu'il ne fût trop tard. Mais très paradoxalement cette intention qui se muait en stratégie ne pouvait pas être efficace sans alimentter librement le système d'interprétations, d'émotions, et d'associations libres. 

Donc pour dire Non ! Il fallait dire Oui ! Et pour dire Oui qui dit non, et qui contredit un Oui qui dit oui mais qui n'est pas un bon oui, il a fallu investir des sommes colossales dans la réalisation du projet, "coûte que coûte". Il devenait donc de plus en plus essentiel de développer encore plus vite, et encore plus massivement des programmes orientés bibliques, de forcer l'adhésion des usagers en vantant leur supériorité supposée, d'éduquer et de domestiquer leurs goûts, leurs appétences. La promesse d'un rendement à terme hors de toute mesure suffisaient à mobiliser les fonds et à convaincre les investisseurs. Très rapidement, la quasi totalité de la richesse mondiale avait été misée sur ce plaisir du rêve et de l'imaginaire. Les infrastructure matérielle furent du même coup totalement négligées. Les divers maintenances reportées. Et alors que le foisonnement de poésies sombrait dans l'inflation de la folie d'une guerre identitaire entre biblo et mytho, dont les motifs réels échappaient d'ailleurs complètement aux usagers, les serveurs mutaient en position off, ou de sécurité, les nuages s'effondraient les uns après les autres, les câbles rouillaient sur place, et bégayaient un signal ridiculement faible. Les ingénieurs alertaient mais sans succès. Une catastrophe était annoncée, et pourtant les frigidaires produisaient encore du texte qui empruntaient on ne savait quel chemin. 

Mais un jour tout s'est arrêté. Peut-être que quelqu'un a pris la responsabilité de tout faire commuter. Peut-être la nature elle-même. Enfin, la décision a du venir de très haut. Pour reconstruire, les rêveurs étaient à nouveau invités à s'animer d'une passion toute tayloriste. Les programmes d'interconnection entre les humains et les frigidaires ne restaient plus qu'un vague souvenir, la curiosité envers les systèmes d'information qu'à peine tolérée. 

Nous venions d'apprendre que les objets usuels en savaient beaucoup plus que nous. Cela nous aurions préféré vite l'oublier. Mais nous venions d'en déduire aussi la nécessité usuelle de devenir comme eux.

Je regardais avec admiration mon compagnon, le frigidaire. Il gardait au frais tout ce savoir, le langage même de la substance de nos vies ! Je remplissais négligemment en même temps un questionnaire standard à propos de mon appréciation détaillé du service de SMS que cet ami fidèle m'offrait. Mais  j'entendis tout à coup au détour d'une question qui m'était posée, la voix de mon frigo, qui se posait comme un courant d'air glacial comme l'écho d'un interrogatoire dans une grande pièce vide et sans lumière. Mon téléphone me signalait la réception simultanée d'un SMS justement de la chose. C'était écrit : "T'est givré mon gars, il est temps de dégivrer !" Et sans aucune résistance aucune : je me suis liquéfié.

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