Comment comprendre la confusion
entre culture et civilisation
Le projet de
Norbert Elias
Norbert Elias, un
sociologue Allemand, a voulu comprendre comment cette notion de
culture universelle, ou de civilisation était apparue dans l'histoire
Européenne. Elle y est apparue car il s'agit d'une notion nouvelle. En
effet, l'Europe du moyen âge ne connaît pas de telle glorification de
sa « culture ». Au contraire, elle emprunte chez les
arabes, chez les indiens, les chinois. La suprématie européenne
n'est pas de mise. Les mœurs y compris dans les classes dirigeantes
ne sont pas des plus sophistiqués, comme ce sera le cas par la
suite. Alors que s'est-il passé en Europe entre le 14éme et le
16éme siècle, et qui s'accélère jusqu'au 18ème, qui permette de mieux
comprendre la constitution de cette idée ?
L'étude des
manières de table
Les manières de table comme
indicateur du processus de civilisation :
L'indicateur
culturel qu'il a choisi d'étudier est le changement intervenu au
niveau des manières de table. Il analyse les manuels de savoir vivre
publiés au long de cette époque, montre comment les règles et les
préconisations deviennent de plus en plus exigeantes, précises,
sophistiquées, compliquées. Il montre comment les changements
d'habitudes préconisées sont justifiées par un objectif de
civilisation, i.e comment un homme ou une femme civilisé doit se
comporter à table. Il montre comment le processus de civilisation
consiste en une opération de distinction, des hommes entre eux (ceux
qui sont distingués et les autres), de l'Humanité face à la nature
(opposition culture nature), de la raison contre la pulsion
(opposition psychologique et individuelle du calcul face aux
impulsions).
Mise en
évidence du changement
Avant le 14ème
siècle, à l'époque de la chevalerie médiévale, on édite pas ou
peu de manuels pour se tenir correctement à table. On a l'habitude
de manger avec les mains, les manières sont désinvoltes.
Ainsi à partir du
14eme siècle les recommandations au sujet des manières de table
commence à évoluer mais elles restent toutefois encore assez
rudimentaires : il ne faut pas faire de bruit en mangeant, il ne
faut pas renifler, il ne faut pas cracher sur la table ou se moucher
dans la nappe... Il faut dire qu'au moyen âge les classes
dirigeantes, les nobles, les seigneurs sont des militaires qui mènent
une vie assez rude, aventurière, ils vivent souvent à la campagne
(les châteaux forts n'étaient pas d'un grand confort). Ils prêtent
assez peu d'attention à ce qu'on appelle le savoir vivre. Pourtant
quelques générations plus tard, ces mêmes personnages, leurs
descendants auront quitté leurs tenues militaires, changé leurs
manières, s'apprêteront d'une manière de plus en plus élaborée
pour paraître en société, adoptant des attitudes et des
comportements de plus en plus étudiés, précieux, comme le montre
par exemple le film ridicule. Alors pourquoi ?
Comment la
sociologie influence la culture
Norbert Elias
montre que ce changement culturel se produit dans le même temps
qu'un changement sociologique important. Ainsi le 14eme siècle voit
l'apparition et le développement des cours autour des monarques
Européens. La pacification des royaumes, la monarchie absolue, le
renforcement du pouvoir central font que les seigneurs, les nobles se
font moins la guerre. Le prestige, le pouvoir, l'argent, les faveurs
se gagnent moins sur le champ de bataille que dans l'entourage du
roi. Dans toute l'Europe ce phénomène de cour se renforce très
rapidement. Or, c'est dans ces sociétés de cour que vont se
fabriquer et s'élaborer de nouvelles pratiques, de nouvelles façons
de se représenter, de nouveaux rapports aux autres, une nouvelle
civilisation. En quelque sorte ces cours royales ont permis à la
noblesse de se reclasser.
Pourquoi et comment ces nouvelles
sociétés vont elles modifier durablement les mœurs, les habitudes
qui vont être diffusées et transmises jusqu'à nos générations ?
Le phénomène
de cour
La cour regroupe
les gens dans un lieu fermé et limité. C'est cette caractéristique
que va mettre en avant N. Elias, pour interpréter l'invention des
manières de table comme celle de la notion de civilisation. Pour commencer,
il fait remarquer que la constitution des premières cours
médiévales, dès le 12ème siècle, coïncide déjà avec
l'apparition de conceptions nouvelles qui se renforceront et se
généraliseront par la suite. La courtoisie chantée par les
troubadours apparaît dans ces premières cours. La courtoisie
propose d'adopter un ensemble de transformations dans les
comportements, caractérisé par le respect de conventions plus
contraignantes, un contrôle mieux assuré des conduites, des
relations moins brutales entre les hommes et les femmes. Ces
premières grandes cours apparaissent à l'intérieur d'une société
globale guerrière et encore peu pacifiée. Elles constituent des
îlots de civilisation où s'esquisse un nouvel art de vivre.
Conséquences
du confinement dans les cours
Cet art de vivre
va nécessiter pour se développer et se perfectionner la
généralisation des cours qui caractérise l'état absolutiste, et
de plus sévères exigences quand à la maîtrise des affects, une
plus grande civilité. Pour Norbert Elias les règles de vie vont se
perfectionner au sein des cours, d'abord pour des raisons
démographiques, parce que des gens habitués à avoir de l'espace
vont se retrouver confiner dans un même lieu. Chacun est de plus en
plus tributaire des autres, et cela n'est pas sans conséquence.
Elias observe que ce confinement modifie aussi la psychologie des
personnes. Il faut prévoir les conséquences de ses actes, les
réactions immédiates des autres, qui eux mêmes raisonnent de la
même façon. Ailleurs, dans les grands espaces, il est plus facile
d'agir selon les impulsions du moment, de ne pas prévoir, de ne pas
calculer. Au sein des cours il devient par exemple nécessaire de
découvrir les mobiles cachés de l'autre, ses calculs qui motivent
son comportement, sa psychologie. A la cour un calcul emporte
l'autre, dans la société « non-civilisé » une pulsion
emporterait l'autre.
Le façonnage
Pour les membre de
la classe supérieure de la société d'ancien régime, l'élégance,
la tenue vestimentaire, le bon goût était certes rendu possible par
leur existence de rentiers, mais indispensables pour leur assurer,
dans un monde de compétition, le prestige, la considération et le
pouvoir. N. Elias montre que les facteurs qui entrent en ligne de
compte dans ce processus sont spécifiquement sociaux. L’hygiène,
ou le développement technique, même s'ils accompagnent le
changement n'en constitue pas la cause ou le fondement.
La diffusion
La diffusion de
ces nouvelles manières à l'ensemble de la société serait aussi le
résultat de la concurrence entre aristocratie et bourgeoisie. Les
Bourgeois imitant les manières d'être des aristo, qui en retour
auraient accru les exigences de la civilité afin que cette dernière
conserve une valeur discriminante.
Conclusion
Quelques idées
reçues
Donc les manières
de table que nous pratiquons ont été façonnées par une société,
par l'interaction des personnes de cette société, qui ensemble,
dans la durée ont inventé ces nouvelles normes ou conventions avant
qu'elles ne deviennent pour nous des évidences. Si aujourd'hui on se
pose la question du pourquoi nous mangeons avec un couteau, une
fourchette, un certain type de service, là où d'autres mangent
simplement avec leur main, on répondra en mettant en avant l'aspect
pratique, peut-être des question d'hygiène et de propreté. On
apprend aux enfants à bien se tenir à table, à ne pas manger comme
des cochons, c'est à dire le plus souvent avec les doigts. En
arrière plan, même s'il est difficile de se l'avouer, il y a l'idée
de manger d'une manière civilisée, "pas comme des sauvages"...
Pourtant chacun de nous a pu faire l'expérience du charme, de la
viabilité, de la convivialité de manières de tables très
différentes issues d'autres cultures.
Le
processus de transformation
Nous devons
retenir à la suite de cet exemple le processus d'un changement
culturel. Si nous suivons Norbert Elias, au départ ce sont les
nouvelles conditions de vie sociale, c'est à dire dans ce cas là, la
création des cours, le confinement, l'augmentation des relations
interindividuelles, et l'existence de nouveaux enjeux de pouvoir qui
en constituent la base. Le changement culturel se développe sur une
dynamique de distinction, d'un certain groupe par rapport au reste de
la société (dans le même temps les manières de tables des paysans
n'ont pas tellement changé), une dynamique de distinction entre les
personnes qui constituent ce groupe. Par la suite le modèle se
diffuse aux autres couches de la société, et la concurrence entre
catégories sociales renforce la rapidité des changements.
L'intégration et
la poursuite du processus d'adaptation
Après la
révolution la raison d'être des cours disparaît. La
bourgeoisie, la catégorie sociale devenue dominante a un mode de vie
très différent de celui de l'aristocratie. Ils vivent en famille
dans un espace fermé et privé (intime). Ils ont adopté les
manières de table, les convenances de l'aristocratie, mais celles-ci
ne vont plus changer, évoluer, se transformer, ou alors très lentement. Le façonnage des
individus et de la société va changer de lieu et d'espace. Ainsi là
où va s'élaborer désormais le changement social, ce sera autour de
la fabrique, de l'usine, de l'industrie... Dans ces nouveaux lieux de
production et de rapport de pouvoir, par exemple, des centaines de
milliers de paysans déraciné vont devoir composer, inventer de
nouveau mode de vie, pour devenir des ouvriers, avec des habitudes, des
convenances, des règles de vie, des attentes très éloignées de
celles de la campagne. Les manières de tables propre à la cour, la
conviction de participer à une civilisation supérieure parce que
fondée sur le calcul et la raison, vont progressivement se diffuser
à toutes les catégories sociales de la société, en s'adaptant mais
sans tellement se modifier, comme une évidence, et non plus comme
l'enjeu central de la vie collective. La civilisation devient de type
industrielle. Plus tard on assistera à l'essor des grandes villes
qui à leur tour vont devenir le creuset de l'élaboration d'un homme
nouveau, de conventions, convenances, d'habitudes, de traditions
culturelles. Façonné dans ces lieux, et notamment étudié dans les grandes
villes Américaines, cette nouvelle culture va progressivement se
diffuser à l'ensemble des sociétés, qui même à la campagne
adopteront un mode de vie urbain. Aujourd'hui ce même type de
transformation est peut-être à l’œuvre à travers le réseau
internet.
Aujourd'hui nous
sommes très loin de la société d'ancien régime, pourtant sans en
être particulièrement conscients nous en avons hérité certaines
convenances, qui certes se sont modifiées, mais auxquelles nous
semblons tenir collectivement. Lorsqu'on fait l'analyse de cet
acquis, on se rend compte qu'il s'appuie sur des valeurs, comme celle
de civilisation qui peuvent nous mettre mal l'aise au sein de la
société contemporaine. Nous tenons donc toujours à nous sentir
civilisé sur le modèle d'une pensée, d'une conception du monde,
qui sépare le « sauvage » du civilisé et qui autant sur
le plan historique que sur le plan politique, va s'exprimer sous la
forme d'une supériorité d'une certaine idée de la civilisation sur
les autres cultures. Nous sommes aussi les héritiers de ces
conceptions, même si aujourd'hui nous les mettons en perspective et
adoptons un regard critique sur leur évidence. Sans toujours en
avoir conscience nos idées peuvent encore d'appuyer sur ces
évidences tout à fait arbitraires et relatives.
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