mercredi 16 octobre 2013

Culture : changement et création #5


Comment comprendre la confusion entre culture et civilisation

Le projet de Norbert Elias
Norbert Elias, un sociologue Allemand, a voulu comprendre comment cette notion de culture universelle, ou de civilisation était apparue dans l'histoire Européenne. Elle y est apparue car il s'agit d'une notion nouvelle. En effet, l'Europe du moyen âge ne connaît pas de telle glorification de sa « culture ». Au contraire, elle emprunte chez les arabes, chez les indiens, les chinois. La suprématie européenne n'est pas de mise. Les mœurs y compris dans les classes dirigeantes ne sont pas des plus sophistiqués, comme ce sera le cas par la suite. Alors que s'est-il passé en Europe entre le 14éme et le 16éme siècle, et qui s'accélère jusqu'au 18ème, qui permette de mieux comprendre la constitution de cette idée ?

L'étude des manières de table

Les manières de table comme indicateur du processus de civilisation :
L'indicateur culturel qu'il a choisi d'étudier est le changement intervenu au niveau des manières de table. Il analyse les manuels de savoir vivre publiés au long de cette époque, montre comment les règles et les préconisations deviennent de plus en plus exigeantes, précises, sophistiquées, compliquées. Il montre comment les changements d'habitudes préconisées sont justifiées par un objectif de civilisation, i.e comment un homme ou une femme civilisé doit se comporter à table. Il montre comment le processus de civilisation consiste en une opération de distinction, des hommes entre eux (ceux qui sont distingués et les autres), de l'Humanité face à la nature (opposition culture nature), de la raison contre la pulsion (opposition psychologique et individuelle du calcul face aux impulsions).

Mise en évidence du changement
Avant le 14ème siècle, à l'époque de la chevalerie médiévale, on édite pas ou peu de manuels pour se tenir correctement à table. On a l'habitude de manger avec les mains, les manières sont désinvoltes.
Ainsi à partir du 14eme siècle les recommandations au sujet des manières de table commence à évoluer mais elles restent toutefois encore assez rudimentaires : il ne faut pas faire de bruit en mangeant, il ne faut pas renifler, il ne faut pas cracher sur la table ou se moucher dans la nappe... Il faut dire qu'au moyen âge les classes dirigeantes, les nobles, les seigneurs sont des militaires qui mènent une vie assez rude, aventurière, ils vivent souvent à la campagne (les châteaux forts n'étaient pas d'un grand confort). Ils prêtent assez peu d'attention à ce qu'on appelle le savoir vivre. Pourtant quelques générations plus tard, ces mêmes personnages, leurs descendants auront quitté leurs tenues militaires, changé leurs manières, s'apprêteront d'une manière de plus en plus élaborée pour paraître en société, adoptant des attitudes et des comportements de plus en plus étudiés, précieux, comme le montre par exemple le film ridicule. Alors pourquoi ?

Comment la sociologie influence la culture
Norbert Elias montre que ce changement culturel se produit dans le même temps qu'un changement sociologique important. Ainsi le 14eme siècle voit l'apparition et le développement des cours autour des monarques Européens. La pacification des royaumes, la monarchie absolue, le renforcement du pouvoir central font que les seigneurs, les nobles se font moins la guerre. Le prestige, le pouvoir, l'argent, les faveurs se gagnent moins sur le champ de bataille que dans l'entourage du roi. Dans toute l'Europe ce phénomène de cour se renforce très rapidement. Or, c'est dans ces sociétés de cour que vont se fabriquer et s'élaborer de nouvelles pratiques, de nouvelles façons de se représenter, de nouveaux rapports aux autres, une nouvelle civilisation. En quelque sorte ces cours royales ont permis à la noblesse de se reclasser.

Pourquoi et comment ces nouvelles sociétés vont elles modifier durablement les mœurs, les habitudes qui vont être diffusées et transmises jusqu'à nos générations ?

Le phénomène de cour
La cour regroupe les gens dans un lieu fermé et limité. C'est cette caractéristique que va mettre en avant N. Elias, pour interpréter l'invention des manières de table comme celle de la notion de civilisation. Pour commencer, il fait remarquer que la constitution des premières cours médiévales, dès le 12ème siècle, coïncide déjà avec l'apparition de conceptions nouvelles qui se renforceront et se généraliseront par la suite. La courtoisie chantée par les troubadours apparaît dans ces premières cours. La courtoisie propose d'adopter un ensemble de transformations dans les comportements, caractérisé par le respect de conventions plus contraignantes, un contrôle mieux assuré des conduites, des relations moins brutales entre les hommes et les femmes. Ces premières grandes cours apparaissent à l'intérieur d'une société globale guerrière et encore peu pacifiée. Elles constituent des îlots de civilisation où s'esquisse un nouvel art de vivre.

Conséquences du confinement dans les cours
Cet art de vivre va nécessiter pour se développer et se perfectionner la généralisation des cours qui caractérise l'état absolutiste, et de plus sévères exigences quand à la maîtrise des affects, une plus grande civilité. Pour Norbert Elias les règles de vie vont se perfectionner au sein des cours, d'abord pour des raisons démographiques, parce que des gens habitués à avoir de l'espace vont se retrouver confiner dans un même lieu. Chacun est de plus en plus tributaire des autres, et cela n'est pas sans conséquence. Elias observe que ce confinement modifie aussi la psychologie des personnes. Il faut prévoir les conséquences de ses actes, les réactions immédiates des autres, qui eux mêmes raisonnent de la même façon. Ailleurs, dans les grands espaces, il est plus facile d'agir selon les impulsions du moment, de ne pas prévoir, de ne pas calculer. Au sein des cours il devient par exemple nécessaire de découvrir les mobiles cachés de l'autre, ses calculs qui motivent son comportement, sa psychologie. A la cour un calcul emporte l'autre, dans la société « non-civilisé » une pulsion emporterait l'autre.

Le façonnage
Pour les membre de la classe supérieure de la société d'ancien régime, l'élégance, la tenue vestimentaire, le bon goût était certes rendu possible par leur existence de rentiers, mais indispensables pour leur assurer, dans un monde de compétition, le prestige, la considération et le pouvoir. N. Elias montre que les facteurs qui entrent en ligne de compte dans ce processus sont spécifiquement sociaux. L’hygiène, ou le développement technique, même s'ils accompagnent le changement n'en constitue pas la cause ou le fondement.

La diffusion
La diffusion de ces nouvelles manières à l'ensemble de la société serait aussi le résultat de la concurrence entre aristocratie et bourgeoisie. Les Bourgeois imitant les manières d'être des aristo, qui en retour auraient accru les exigences de la civilité afin que cette dernière conserve une valeur discriminante.

Conclusion

Quelques idées reçues
Donc les manières de table que nous pratiquons ont été façonnées par une société, par l'interaction des personnes de cette société, qui ensemble, dans la durée ont inventé ces nouvelles normes ou conventions avant qu'elles ne deviennent pour nous des évidences. Si aujourd'hui on se pose la question du pourquoi nous mangeons avec un couteau, une fourchette, un certain type de service, là où d'autres mangent simplement avec leur main, on répondra en mettant en avant l'aspect pratique, peut-être des question d'hygiène et de propreté. On apprend aux enfants à bien se tenir à table, à ne pas manger comme des cochons, c'est à dire le plus souvent avec les doigts. En arrière plan, même s'il est difficile de se l'avouer, il y a l'idée de manger d'une manière civilisée, "pas comme des sauvages"... Pourtant chacun de nous a pu faire l'expérience du charme, de la viabilité, de la convivialité de manières de tables très différentes issues d'autres cultures.

Le processus de transformation
Nous devons retenir à la suite de cet exemple le processus d'un changement culturel. Si nous suivons Norbert Elias, au départ ce sont les nouvelles conditions de vie sociale, c'est à dire dans ce cas là, la création des cours, le confinement, l'augmentation des relations interindividuelles, et l'existence de nouveaux enjeux de pouvoir qui en constituent la base. Le changement culturel se développe sur une dynamique de distinction, d'un certain groupe par rapport au reste de la société (dans le même temps les manières de tables des paysans n'ont pas tellement changé), une dynamique de distinction entre les personnes qui constituent ce groupe. Par la suite le modèle se diffuse aux autres couches de la société, et la concurrence entre catégories sociales renforce la rapidité des changements.

L'intégration et la poursuite du processus d'adaptation
Après la révolution la raison d'être des cours disparaît. La bourgeoisie, la catégorie sociale devenue dominante a un mode de vie très différent de celui de l'aristocratie. Ils vivent en famille dans un espace fermé et privé (intime). Ils ont adopté les manières de table, les convenances de l'aristocratie, mais celles-ci ne vont plus changer, évoluer, se transformer, ou alors très lentement. Le façonnage des individus et de la société va changer de lieu et d'espace. Ainsi là où va s'élaborer désormais le changement social, ce sera autour de la fabrique, de l'usine, de l'industrie... Dans ces nouveaux lieux de production et de rapport de pouvoir, par exemple, des centaines de milliers de paysans déraciné vont devoir composer, inventer de nouveau mode de vie, pour devenir des ouvriers, avec des habitudes, des convenances, des règles de vie, des attentes très éloignées de celles de la campagne. Les manières de tables propre à la cour, la conviction de participer à une civilisation supérieure parce que fondée sur le calcul et la raison, vont progressivement se diffuser à toutes les catégories sociales de la société, en s'adaptant mais sans tellement se modifier, comme une évidence, et non plus comme l'enjeu central de la vie collective. La civilisation devient de type industrielle. Plus tard on assistera à l'essor des grandes villes qui à leur tour vont devenir le creuset de l'élaboration d'un homme nouveau, de conventions, convenances, d'habitudes, de traditions culturelles. Façonné dans ces lieux, et notamment étudié dans les grandes villes Américaines, cette nouvelle culture va progressivement se diffuser à l'ensemble des sociétés, qui même à la campagne adopteront un mode de vie urbain. Aujourd'hui ce même type de transformation est peut-être à l’œuvre à travers le réseau internet.

Aujourd'hui nous sommes très loin de la société d'ancien régime, pourtant sans en être particulièrement conscients nous en avons hérité certaines convenances, qui certes se sont modifiées, mais auxquelles nous semblons tenir collectivement. Lorsqu'on fait l'analyse de cet acquis, on se rend compte qu'il s'appuie sur des valeurs, comme celle de civilisation qui peuvent nous mettre mal l'aise au sein de la société contemporaine. Nous tenons donc toujours à nous sentir civilisé sur le modèle d'une pensée, d'une conception du monde, qui sépare le « sauvage » du civilisé et qui autant sur le plan historique que sur le plan politique, va s'exprimer sous la forme d'une supériorité d'une certaine idée de la civilisation sur les autres cultures. Nous sommes aussi les héritiers de ces conceptions, même si aujourd'hui nous les mettons en perspective et adoptons un regard critique sur leur évidence. Sans toujours en avoir conscience nos idées peuvent encore d'appuyer sur ces évidences tout à fait arbitraires et relatives.

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