A travers l'exemple des manières de table, la culture est présentée comme une co-élaboration, qui s'effectue au sein de la société sans un projet initial précis, avec une marche à suivre, des étapes à franchir. Le changement culturel et social ne suit pas une ligne prédéfini, mais en cheminant produirait plutôt des conceptions nouvelles, des colorations nouvelles pour la réalisation de nouveaux projets. Le développement des sciences peut s'inscrire dans ce contexte socio-historique : il s'agit d'un projet novateur pour acquérir des connaissances sur la nature, sur la société et sur l'Homme, qui élimine d'autres méthodes fondées par exemple sur la théologie, sur la magie, sur l'alchimie, sur des dons, sur la superstition, sur la tradition... Les sciences s'imposent autant par leur efficacité à dépasser certains de ces savoirs, qu'en démontrant l'inconsistance de certains de leurs fondements. Il faut toutefois garder à l'esprit que la science est un procédé de connaissance, relativement récent, et quel que soit le jugement de valeur contemporain ou "scientifique" qui peut être fait sur des savoirs traditionnels ou invérifiables, ces derniers ont joué et jouent encore parfois un rôle équivalent. A partir du 19ème siècle, des approches inspirées par la science s'attaquent à des questions humaines et sociales. Mais prisonniers des convictions héritées de la philosophie des Lumières, c'est à dire par l'idée que la civilisation européenne est la seule qui ait
atteint un degré élevé de culture, les observations et les analyses produites, bien que toujours utiles sur un plan documentaire, ont débouché sur des résultats durablement biaisés.
L'évolutionnisme
Dès le départ, la pensée anthropologique s'est efforcée de mettre en évidence une évolution sociale et culturelle : au bas de l’échelle les
peuples les plus primitifs qui vivent encore à l’état de nature
(Papous, Pygmées, Aborigènes), en haut l’homme
blanc européen et entre les deux, des stades de civilisation fonction de leur degré d’organisation sociale (comme la Chine, l’Inde avec les castes ou l’empire du Japon). En fait,
l'anthropologie à ces débuts cherche surtout à comprendre ou à
expliquer presque mathématiquement, comment les sociétés se perfectionnent,
pour arriver jusqu'à elles, pourquoi chaque étape est nécessaire, ce qui revient à tenter de comprendre la logique, les lois de l'évolution. Qui aurait la maîtrise de ces lois, pourrait espérer améliorer en tout cas maîtriser, l'histoire et l'organisation de la civilisation. Le raisonnement paraît parfaitement
logique et rationnel au premier abord : comprendre comment on devient « nous », et utiliser cette
connaissance pour « nous » améliorer.
Ces approches qualifiées d’évolutionnismes
sociaux s'inspirent directement des théories de l'évolutionnisme
biologique ou du darwinisme. Elles postulent que l’humanité évolue d’un état primitif de mode de vie, de production
ou d’organisation à des états de plus en plus complexes (le stade le
plus élevé étant
représenté par
la civilisation européenne), et que les formes les plus simples des
cultures sont destinées à disparaître, ou tout au plus, à se perpétuer que
comme des survivances.
Ces travaux sont parvenus à proposer des théories d'un développement suivant systématiquement plusieurs étapes logiques (Morgan) : la sauvagerie, la barbarie, la
civilisation, ou bien, la chasse, l’élevage,
l’agriculture, l’artisanat et l’industrialisation. Ou encore au
niveau religieux : l’animisme, le polythéisme, le monothéisme... Les théories veulent expliquer comment et pourquoi ces étapes s'enchaînent. Il s'agit de découvrir des mécanismes rationnels et logiques, qui accompagnent ou fabriquent l'histoire Humaine, et qui expliquent peu ou
prou la supériorité de l'homme européen et de sa civilisation comprise
comme le stade le plus abouti de l'Humanité.
Ces théories qui ont connu un franc succès à leur époque ont été peu à peu abandonnées, mais elles ont persisté sous d’autres formes : par exemple la référence à des pays sous-développés ou en voie de
développement.
L'ethnographie
Progressivement d’autres théories,
issues notamment des travaux sur le terrain vont pousser la critique de l'évolutionnisme. Les ethnologues veulent
donner plus d'importance aux méthodes qui permettent de recueillir
des informations et de les traiter à partir d'observations directes
sur le terrain. Par le biais de ces méthodes plus rigoureuses ,
celles de l'ethnographie, les enquêteurs cherchent à se départir
de toute interprétation de ce qu'ils voient ou entendent en fonction
de leurs propres idées, leurs pré-notions, de ce que leur propre
culture, culture occidentale interprète directement. Il s'agit
de se dégager de l'ethnocentrisme. Pour y parvenir, l'ethnologie va s'efforcer de comprendre la
cohérence et les logiques internes à chaque culture et à les
comparer entre elles, en gommant le plus possible, la référence à la civilisation.
Le
fonctionnalisme
Ainsi le
fonctionnalisme développe l’idée que chaque phénomène culturel,
chaque élément d’une culture
(mythe, rite, mode de vie, objets) remplit une fonction particulière. Par exemple
un rite religieux qui peut apparaître étrange, ou barbare, doit
être compris en rapport à sa fonction, de lien social,
ou de son rapport à une production économique, ou du
rôle qu'il joue pour asseoir un pouvoir politique... Tout les éléments
observés sont examinés dans leurs rapports fonctionnels avec la
totalité du corps social, qui de fait est organisé par ses différentes fonctions.
Des sociétés
sans histoire
Cette façon
scientifique de procéder a permis d'acquérir de nombreuses
connaissances sur les différentes cultures de la planète, aussi
d'en conserver des traces précises. Mais le fondement même de la
méthode, c'est à dire, l'Idée que toute manifestation culturelle a
une utilité laisse peu de place à l'idée de changement. Si la société
fonctionne comme un mécanisme d'horloge, aucune transformation
n'est jamais souhaitable, ni nécessaire. Ainsi, cette approche
conduit à penser que ces cultures et ces sociétés sont comme figées
depuis le début de l'humanité, sans histoire, sans changement, toujours identiques à elles-mêmes. Éternel retour au point de départ, en instaurant
le progrès comme le propre de la civilisation de l'homme blanc, les
autres cultures restent figées dans l'enfance perpétuelle des origines de l'humanité.
Des sociétés homogènes et sans contradiction
L'héritage légué par l'ethnologie et par cette approche
fonctionnaliste est illustré par une collection de documentation sur des
ethnies, des peuples, qui ont chacun un lieu de vie défini, des coutumes, des
traditions établies, comme dans un répertoire définitif. Or
chacune de ces ethnies, chacun de ces peuples vont rapidement se
modifier du simple fait de leurs contacts avec des occidentaux. Si bien
que les ethnies, ou les tribus si précisément décrites par
l'ethnologie n'existent plus dans le même état. Elles ont changé, bougé ou sont en situation de crise. Paradoxalement, elles
ré-intègrent dans leur mode de vie, des rites ou des traditions telles que les
ethnologues les ont décrits, pour des raisons plus économiques et
touristiques, qu'en lien avec la cohérence d'un mode de vie traditionnel. Éternel retour aux conceptions premières qui ont voulu expliquer les différences
culturelles, justement celles que le projet de l'ethnologie voulait
gommer : les touristes de la civilisation mondialisée viennent au
spectacle des origines de l'humanité.
Culture et histoire
Les enjeux actuels de la culture, tant
sur plan politique que social s'établissent sur une vision beaucoup plus dynamique et s'appuient sur l’historicité des peuples, des
communautés, des groupes sociaux, sur leurs variations territoriales, sur les processus de contact et de transferts culturels.
La notion de
culture entendue comme l’ensemble concret de croyances et de
pratiques partagées par un groupe humain est de plus en plus abandonnée par les
anthropologues. Même dans les sociétés
peu différenciées, on ne peut affirmer que la culture est cohérente, stable, fermé sur elle-même.
Aujourd'hui les sciences sociales insistent beaucoup plus sur les
contradictions entre les différents éléments d’une culture, sur le
manque d’intégration, sur l’importance des résistances,
sur l’aptitude des cultures au métissage et au changement.
Conclusion
Nous venons de
cheminer longuement à travers la notion de culture. Finalement nous
constatons que cette notion qui est un thème majeur des sciences
sociales depuis plus d'un siècle, n'est pas vraiment fixé qu'elle
se transforme et s'actualise sans cesse. C'est que les sciences
sociale, tout objective qu'elles souhaiteraient être sont
elles-mêmes inscrite dans un moment historique et participent elles
aussi de la culture du moment. Nous avons remarqué que l'approche
scientifique de la culture, lorsqu'elle a pour objet la culture des
autres semble apporté après beaucoup d'effort de méthode, des
résultat objectifs et définitifs. Mais ces résultats sont remis en
question car ils ne se généralisent pas à l'ensemble des sociétés,
aux nôtres notamment. Nous avons mis en évidence que la culture
avait un rapport avec l'évolution de la biologie humaine, qu'elle
avait été utile et indispensable au développement de l'humanité
sans toutefois parvenir à bien définir son mécanisme
d'actualisation, sa logique spécifique. La culture s'élabore au fil
de l'histoire, au fil des générations, des rencontres, des oublis,
des échanges, des conflits, des résistances, des mélanges... Il
s'agit d'un phénomène extrêmement dynamique et créatif en soi.
Nous avons vu que cette créativité ne suivait pas un fil conducteur
très bien défini. Elle ne permet pas par exemple de franchir des
étapes. Elle ne pointe pas vers un objectif de développement. Elle
permet tout au plus un certain type d'adaptation au milieu naturel et
surtout aux autres. Cette créativité fait appel à une forme de
langage, qui peut être parlé ou écrit, mais aussi peint, dansé,
chanté, rêvé : un langage qui permet la représentation symbolique. La culture peut
être appréhendée en fin de compte comme un outil qui permet de
« régler » ou plus exactement de "jouer" un certain type de communication entre les gens, un type de communication sensible et presque charnelle...
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